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Valises de rêves
25 décembre 2006

Vertigineuse Varanasi

Benares (ou Banaras, ou Varanasi...) est la cite de tous les vertiges : spirituel, esthetique, sensoriel... vous y etes pose en equilibre precaire au bord du neant. Cette ville brasse des energies occultes, ou alternent ombre et lumiere. L'atmosphere est si chargee, si dense, les sollicitations des sens sont si puissantes que l'on eprouve un vertige persistant a parcourir les ghats baignes de soleil. Ils s'ouvrent sur le vide de l'eau jointe au ciel, a peine separes par une etroite bande de sable aplanie sur l'horizon par la brume soyeuse qui nimbe la ville en hiver. La luminosite qui regne a Benares rappelle celle de Venise. Pour les hindous, la rive habitee est symbole de vie tandis que la rive opposee, presque deserte, est associee a la mort. Juste derriere les ghats, s'enroulent et se deroulent les meandres des ruelles grouillantes de vie. Labyrinthe sombre et tortueux ou l'on ne peut que s'egarer, les sens etourdits, les pieds dans les bouses de vaches et le regard absorbe par les scenes quotidiennes entrapercues. Epicieries minuscules et surchargees, echoppes ou des patisseries sirupeuses attirent les mouches, articles religieux debordants des etalages, tailleurs penches sur leur ouvrage dans d'etroites et sombres boutiques, boucherie dans une arriere cour, charettes proposant navets et aubergines, motos, "internet cafes"...

L'air est sature d'odeurs, encens, egouts, excrements, parfums, curries, bidies (ces petites cigarettes sans tabac enroulees dans une feuille d'eucalyptus)... Et les animaux sont omnipresents a Benares. Vaches, buffles (sacres, certes, mais cela ne les empeche pas de recevoir quelques coups de batons a l'occasion), oiseaux... Il y a des ecureuils sur les murs, des singes a l'affut, des chevres sur les terrasses, des lezards dans les maisons. Et des chiens qui dorment, entremeles, n'importe ou. Parfois ils sont morts. Benares est horriblement belle. Des femmes en saris brodes d'argent frolent des immondices, et des hommes vetus de blanc font du velo dans les ruelles boueuses. Au marche, il y a des lepreux qui mendient, des voitures couvertes de fleurs (ces fameux oeillets d'Inde qui composent les colliers d'offrandes accroches un peu partout), des touristes japonaises, des fideles qui font des offrandes aux temples, une foule heteroclyte en mouvement permanent. Les etals proposent plein de legumes familiers (carottes, pommes de terre, poivrons et piments, tomates, concombres, oignons, aubergines, choux...) et des fruits plus exotiques, grenades, goyaves, anones, ananas, oranges, bananes, pommes, raisin... 

Chaque soir, sur differents ghats, se deroulent des ceremonies dediees au Gange et a Shiva. Les pretres sont debout, tres droits, face au fleuve, devant de petits autels ou brule de l'encens pres d'un coquillage et de coupelles de fleurs. Ils saluent l'oscurite en balancant a bout de bras des pyramides de flammes qui se desintegrent au fur et a mesure. La silhouette du pretre se decoupe sur les volutes de fumee dense, profil noir cisele sur fond blanc. Les cloches rythment ces rituels ou l'eau et le feu dansent un hymne exuberant aux deites du lieu. Des bougies nichees dans coupelles fleuries offertes au fleuve derivent sur l'onde noire. Elles dessinent des motifs ephemeres et changeants, cercles, rubans, constellations...

On ne peut percevoir qu'une infime partie de ce qui fait la vie des habitants de cette cite, mais c'est deja d'une insondable etrangete. Ganesha, le dieu a tete d'elephant, Hanuman, celui a tete de singe, et bien sur Shiva sont presents partout dans la ville, dans des temples plus ou moins grands, chez les gens et dans la rue. Varanasi, ville sacree des hindous qui esperent y finir leurs jours afin d'y etre incineres et d'echapper au cycle des reincarnations, est une porte ouverte entre ce monde-ci et l'au-dela. Elle vous tord, vous essore, vous retourne comme un gant. On se sent envahi d'une fatigue demesuree a parcourir les ruelles de la vieille ville, et meme la ville nouvelle ou la circulation est infernale. Je suis restee un peu trop longtemps a Benares, je voulais partir jeudi, une semaine apres mon arrivee, mais le train que je devais prendre m'aurait fait arriver au milieu de la nuit a Gaya, la ville la plus proche de Bodhgaya, et j'ai change mon billet de train. Comme il n'y avait pas de place le vendredi matin, je suis finalement partie le samedi. Et ces deux jours supplementaires, je me suis sentie comme accablee par l'atmosphere de la ville. Toute envie de faire des photos m'avait abandonnee, et je me suis levee tard,  j'ai pris le soleil sur la terrasse, j'ai fait de longues sieste. L'hotel ou je logeais, Rahul Guest House, heberge surtout des visiteurs qui sejournent plusieurs semaines ou mois sur place. Mon voisin jouait des tablas pendant des heures, et au rez de chaussee une Japonaise jouait de la flute tout aussi inlassablement. Au deuxieme etage, donnant sur la terrasse, logeait Marliz, une espagnole toujours entouree d'enfants et Anna, une allemande qui suit l'enseignement de sa guruji (le -ji est signe de respect). L'apres midi, les hotes de Rahul Guest House etaient si silencieux que je crois que tout le monde faisait la sieste. Les seuls bruits provenaient de la rue. Ma chambre resonnait de tous les sons environnants : sonnettes de velos, cris des marchands ambulants, trilles d'oiseaux, vaisselle lavee a grands bruits, coups de marteau, aboiements de chiens. La famille qui s'occupait de l'hotel etait composee d'hommes d'ages varies, tres gentils, mais tous tres lents, dans leurs gestes comme dans leurs paroles. Les derniers jours, j'avais acquis le meme rythme qu'eux! Il me semble que la lumiere particuliere, la brume, la presence du fleuve large et lent concourrent a creer cette etrange langueur qui plane sur les habitants. Dans la rue qui longeait l'arriere de l'hotel, juste derriere le Gange, un vieillard s'asseyait tous les jours au meme endroit, adosse au mur sous sa fenetre. D'une immobilite minerale, il semblait faire partie d'une gravure ancienne, patinee par le temps. Je suis partie de Benares la memoire pleine de couleurs, d'impressions, de sensations. Et soulagee de reprendre le cours de mon voyage, avant d'avoir ete completement happee par la torpeur ambiante.

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