Premier jour a Varanasi
Varanasi est une des plus anciennes villes du monde. Elle a la forme d’un croissant de lune, allonge sur la rive ouest du Gange. En face, de l’autre cote du fleuve que ne rejoint aucun pont visible, des étendues sabloneuses se délitent dans la brume. Les ghats, ces volées de marches a plusieurs niveaux qui descendent vers le Gange et montent vers les temples, font face a une nature qui parait étonnament déserte. Immédiatement derrière les temples qui surplombent les ghats, un fouillis de ruelles etendent leurs ramifications en cercles excentriques jusqu’aux arteres de la ville moderne.
De la terrasse de Rahul’s Guest House, qui se trouve un peu avant Assi Ghat, je contemple la ville qui se laisse absorber par la brume, dans une supreme intemporalite. La lumiere qui baigne Benares a une qualite soyeuse... Laisser son regard se perdre dans les tons de perle de ce paysage mythique, fait perdre toute notion de temps et de lieu. Etre ici, c’est etre au balcon du ciel.
Pour rejoindre la vieille ville, je dois marcher une quinzaine de minutes, en traversant des quartiers recents et populaires, pleins de vie, d’enfants, de petites epiceries, de bouses de vaches, de chiens, d’egouts... Le premier jour, je commence par aller annuler mon billet de train pour Calcutta, car il me parait maintenant evident que trois jours a Varanasi ne seront pas suffisants. On ne peut pas faire le tour de cette ville au pas de course. Une cite vieille de plus de 3000 ans, ou la vie et la mort sont si etroitement melees, dont les ruelles degagent une atmosphere si dense, ne se laisse pas aprehender en quelques jours !
Pour annuler mon billet de train, je me rends a la gare en cycle rickshaw, ce qui me permet de traverser lentement la ville « moderne », dont les rues sont assez larges pour accueillir un flot de vehicules motorises. Les vieilles maisons aux arabesques de pierre en voie de desintegration qui se dressent le long des rues captivent mon regard. Tous les sens sont pris d’assaut, dans ces rues congestionnees par la circulation et les commerces en tous genres. Couleurs, odeurs, klaxons assourdissants, musiques. Tout semble atteindre un paroxysme qui suffoque, eblouit, et etourdit.
Arrivee a la gare, je traverse le hall dont une grande partie est occupee par des gens allonges par terre dans des couvertures. Je vais au guichet des reservations et annulations. Quand mon tour arrive, l’employe me dit d’un ton rogue, apres avoir jete un coup d’oeil a mon billet : «Bureau des touristes » en pointant du doigt un local de l’autre cote du hall. C’est une petite piece vitree, ou des touristes font la queue jusqu’a la porte. Une jeune Suedoise m’informe qu’elle attend depuis 45 minutes, et un autre touriste me dit qu’il a deja annule un billet au guichet dont je viens. Je retraverse le hall et apprends cette fois-ci que seuls les billets pour le jour meme sont annules a ce guichet. Face a cet argument implacable sinon indiscutable, je me resigne a aller attendre dans le bureau des etrangers.
Les sieges et fauteuils sont occupes par un echantillon des differents styles de touristes que l’on croise en Inde. Des Japonais, habilles sport et branches, avec d’enormes lunettes de soleil. Des jeunes femmes de nationalites diverses qui ont adopte le « total hindi look » : bracelets de chevilles, pantalons Ali Baba, tuniques de coton colorees, foulards, sandales en cuir, bracelets de metal clinquants. Les « hyppies chic », un peu moins jeunes, elles aussi vetues de vetements legers, aux couleurs eclatantes, mais dont l’allure generale temoigne d’un gout plus sur et d’un budget plus large que celui de leurs cadettes. Les vetements indiens permettent aux femmes une grande fantaisie, un assortiment de matieres, longueurs et couleurs extremement flatteur. Il y a aussi les voyageurs « relax », qui n’affichent aucun style particulier si ce n’est une recherche de confort et un desinteret ostensible pour leur garde robe. Et enfin, les routards, les purs et durs, ceux dont les habits portent toute la poussiere des chemins parcourus. Leurs pantalons amples et leurs tuniques ont certainement un jour ete neufs, mais ils ont pris des teintes delavees uniformement terreuses. Dread locks, chaussures elimees et sacs prets a rendre l’ame completent leur equipement.
Chacun occupe l’attente comme il peut. Certaines ecrivent dans leur journal. Deux Americains jouent aux cartes. Un Argentin essaye vainement de remplir le formulaire imprime en pattes de mouches sur du papier presque transparent, destine aux reservation et aux annulations. Un Francais a l’accent epouvantable tente de l’aider mais ne fait qu’embrouiller davantage l’Argentin qui ne maitrise pas tres bien anglais. Accroche au mur, un grand tableau peint a la main presente la liste des trains au depart de Varanasi. Seuls sont indiques les numeros et noms des trains, ainsi que le nom des gares (et non des villes) desservies, en abrege, ce qui en fait un outil fort pratique et utile pour les touristes. De temps en temps, l’employe assis a son bureau, tout au bout de la file, se leve et remet de l’ordre dans la salle « Ce n’est pas une salle d’attente ! La salle d’attente, c’est sur le qui numero 5 ! Vous vous asseyez pour attendre votre tour, la queue va dans ce sens, puis dans ce sens ! » aboite-t-il. Puis il se rassoit devant son ordinateur, relie a une imprimante qui eructe dans une catracte de cliquetis les billets de train longuement attendus. Le Francais s’appelle Michel et il a 58 ans (comme l’indique son formulaire). Il voyage en Asie sans interruption depuis 7 ans et se revele fort bavard. Il me conseille d’aller a Bodhgaya, ou il a passe une semaine parmi les boudhistes. Quand l’employe se leve et vocifere sur les touristes, Michel ronchonne « Ah, vraiment, quelle organisation ! Ca, ils le tiennent des anglais ! ». Sept ans de voyages ne l’ont pas debarrasse de sa propension a critiquer...Finalement, mon tour arrive et je me fais rembourser mon billet de train.
Je rentre a l’hotel, et de la terrasse, je regarde le soir tomber sur les ghats. Le soleil entame sa descente des 15h, c’est l’hiver et les jours sont courts.