Vendredi, mon deuxieme jour a Varanasi, je me rends sur les ghats. Ma premiere promenade matinale le long de ces marches mythiques... Temples rutilants au soleil. Bains rituels dans l’eau trouble du Gange. Linge etendu a secher sur la terre sableuse. Parties de cricket. Chaque ghat est different.
J’arrive a l’un des ghats de cremation. D’enormes tas de bois empiles contre les murs face au Gange donnent aux lieux un air funebre. Le ghat est sombre, noirci par la suie. Des buchers brulent au pied d’une petite terrasse d’ou les enfants lancent des cerfs volants. La vie et la mort, intensement presentes au meme endroit. L’atmosphere de ce ghat est pesante. L’air semble y avoir une densite superieure a la normale. Impossible de rester indifferent. Mais je ne m’approche pas pour regarder, je me contente de passer, et les sensations que je ressents sont deja bien assez fortes !
Le petit guide du premier soir, celui qui m’a conduite a la guest house, me fait parcourir des ruelles ou de sombres ateliers abritent les metiers a tisser et a broder d’ou sortent de magnifiques saris en soie, dont certains iront rejoindre les ateliers de prestigieuse maisons de couture de Paris, Madrid ou Milan. Des hommes habiles et concentres brodent a la main des bordures extremement fines sur des metrages de soie. Fleurs ornees de paillettes, de pierres, de fils d’or ou d’argent...
Nous revenons vers les ghats. Un antique fort en pierre rouge, construit par un maharadjah, surplombe les escaliers de ses tourelles. Nous y entrons en sautant par une fenetre, sur l’invitation du vieux gardien qui a perdu la cle de la porte. Le vieil homme, son turban blanc et son baton se detachent sur les colonnades rouges comme une scene surgie de l’eternite. Un chien blanc se faufile a sa suite. Le soleil colore les pierres de vermillon. De grosses perruches jaunes et vertes a longue queue volent autour de l’arbre qui a pris racine dans l’une des tourelles.
En ressortant du fort, mon guide rebrousse chemin et je poursuis ma deambulation. Un deuxieme guide vient m’aborder. De fait, les guides de voyage deconseillent fortement de suivre ces guides improvises, qui vous emmenent toujours dans un magasin ou ils touchent une commission. Mais je commence a trouver que les conseils de mon Lonely Planet semblent destines a des touristes paranoiaques, soucieux de voyager sans jamais se frotter a la population. Le premier soir, c’est un petit guide qui m’a conduite a Rahul’s Guest House, ou je me trouve fort bien, et il n’a pas demande un centime. C’est aussi grace a lui que je suis entree ce matin dans le vieux fort...
Je veux visiter des fabriques de soie, et il semble evident que ce sera beaucoup plus facile avec l’aide de ce jeune homme que seule, dans le labyrinthe de ruelles du quartier musulman, qui regroupe la plupart des ateliers de saris en soie. C’est un jeune brahman de 22 ans, vetu d’une chemise fushia a fleurs bleues, et d’un jean moulant. Il a les dents noircies par l’usage du tabac a chiquer, aromatise, que les gens ici apprecient – ils le machent longuement avant de le recracher. Ils vous parlent parfois la bouche pleine de tabac, ce qui rend leur anglais encore plus difficile a comprendre. Ce nouveau guide s’appelle Krishna et son pere a un magasin de soie sur Mansarover ghat. Il m’emmene voir l’un de ses amis, un riche proprietaire de fabriques de soie.
Apres de multiples tours et detours dans les ruelles du quartier musulman, nous arrivons devant une vieille porte en bois sculpte, juste a cote d’une mosquee. C’est l’heure de la priere du vendredi. Environ 2000 fideles, me dit notre hote, prient sur deux niveaux, les hommes dans la cour, les femmes a l’etage. Lui-meme est assis avec l’un de ses amis dans une vaste piece ou de grands matelas plats recouvrent une partie du sol. Il a le visage d’une paleur un peu cireuse, et sans etre gros, il semble gras, comme s’il sortait rarement de l’ombre de sa demeure. Des piles de soiries s’entassent le long des murs. Par une fenetre dont il entrebaille le volet, j’entrevois une maree de silhouettes agenouillees vetues et coiffees de blanc. Dans la cour, le silence entre deux incantations de l’immam est total. La famille d’Ahmad, le proprietaire des lieux, detient cette entreprise qui produit et exporte de la soie depuis plusieurs generations. Ses 3 freres et 4 soeurs travaillent avec lui, et plus tard son fils, un petit bonhomme d’un an aux grands yeux et grandes oreilles, lui succedera. Il fait apporter du the, des samossas et des patisseries et deploie sur les matelas une profusion de saris sublimes, en soie arachneene, peints et brodes a la main. La realisation d’un sari brode (une longue bande de tissu de 5 a 6 metres sur environ 1,5m de large), requiert le travail de trois ouvriers, 12h par jour pendant 2 a 3 semaines. Realisees en nombre limite d’apres les motifs crees par l’un des freres d’Ahmad, certaines pieces, comme de larges echarpes de soie bleue brodees d’elephant en fils dores, ont exiges le travail de 3 artisans pendant 40 jour et peuvent couter pres de 100 euros. Les ateliers de la famille d’Ahmad emploient 3000 ouvriers et exportent chaque annee des milliers de saris et echarpes de soie.
Le flot de soieries aux reflets changeant qui recouvre peu a peu les matelas offre un spectacle enchanteur. Une penombre un peu poussiereuse regne dans la piece aux murs d’un blanc use, et ces decennies consacrees a la soie font flotter dans l’air une atmosphere de luxe antique soigneusement preserve. Ahmad, qui fait preuve d’une hospitalite tres orientale, et tient fierement son fils sur ses genoux, m’invite a venir diner ce soir avec sa famille. Il le fait probablement en pensant que je vais refuser l’invitation. Mais j’accepte. Revenir le soir-meme implique de refaire appel a la compagnie de Krishna, qui bien qu’il soit etudiant en sanskrit, se preoccupe surtout de boire et fumer avec ses copains, d’apres son propre aveu. Mais l’occasion est trop interessante pour la laisser passer.
Nous sortons de la piece avec Sanjay, l’autre ami d’Ahmad qui etait dans la piece et s’avere etre le cousin de Krishna. Ils a rencontre Ahmad il y a longtemps en jouant au cricket. Les deux jeunes me font visiter leur propre magasin, le Ganga Silk Emporium, qui se trouve sur le chemin du retour. C’est une piece tout en longueur, aux murs jaunes citrons, dont le sol est couvert de matelas d’un mur a l’autre. Une fenetre s’ouvre sur le Gange, une autre sur l’escalier du ghat. A travers les bareaux on voit les bateaux passer, entoures de nuees d’oiseaux. Aux murs sont accroches des echarpes, tuniques, pantalons en soie. Nouveau deploiement de soireies. La piece est baignee de soleil, qui eclaire les tissus en y projetant l’ombre des bareaux. On se croirait dans une cage a oiseaux, suspendue au-dessus du fleuve. J’achete plusieurs echarpes en soie, probablement un peu trop cher, mais cela me semble valoir la visite de l’apres midi.
Pique-nique chez un empereur de la soie
Je rentre a l’hotel, prend une douche, fais un peu de lessive et retourne vers la vieille ville. Je longe a nouveau les ghats, maintenant plonges dans l’obscurite. Arrivee au magasin vers 18h, j’attends un bon moment que Sanjay et Krishna fassent leur apparition. Nous retournons chez Ahmad. Sanjay a apporte des patisseries et Krishna des chocolats pour le petit Malik, le fils d’Ahmad. Varanasi est celebre pour le Gange, les ghats de cremation, les temples, la soie, les patisseries et les ruelles, enumere Krishna. Il emploie souvent des formules en forme de jeux de mots, comme « no hurry, no worry/ no chicken, no curry » ou « what to do in Katmadou ? ». J’ai a nouveau droit a un deploiement de saris, dont certains, aux couleurs douces, ont 300 ans, et sont ornes de broderies d’or extraordinairement fines. Puis les saris sont ranges, et le diner semble imminent. La maitresse de maison ne magera pas avec nous –comment ai-je pu imaginer qu’elle le ferait, les traditions musulmanes ne permettent pas ce genre de compromission. Elle a prepare le repas, quelque part dans les profondeurs obscures de la maison, mais je ne la verrai pas.
Ahmad etend sur les matelas une nappe a fleurs en plastique transparent et distribue les assiettes en plastique creme ornees de coquelicots. Un jeune garcon apporte une assiette d’oignons rouges en lamelles, et une autre de tomates accompagnees de quartiers de citron. La scene est assez surrealiste. Ce pique-nique avec un musulman de Benares et ses deux accolytes hindous, entoures de saris somptueux, au coeur du labyrinthe de cette cite millenaire... Un saladier en plastique vient completer le service. Il est rempli d’un riz biriani au poulet. J’ai l’honneur de me servir la premiere. Le riz est parfume, epice, et assez piquant pour mon palais, mais pour mes compagnons, il est « not hot at all », evidemment. Il a probablement ete prepare fade expres pour moi. Les trois hommes mangent sans parler, chacun occupe a decortiquer son poulet. La familiarite qui regne entre eux me met assez a l’aise pour manger avec un appetit non dissimule. La fin du repas est saluee avec force rots sonores par notre hote. En guise de dessert, apres les patisseries, qui se revelent aussi spongieuses et imbibees de sucre que celles de l’apres midi, Ahmad deploie devant moi un sari et les echarpes brodees d’elephants. Cette fois-ci, son intention est de vendre. Mais la methode employee est particulierement habile, raffinee, et confondante. Il me dit, en montrant sari et echarpe : « C’est pour vous. Vous pouvez prendre ces deux pieces. Ils sont a vous. L’argent n’est pas important. » Je ne sais pas comment interpreter ses paroles. S’agit-il d’un cadeau ? Cela me semble tout a fait improbable. Mais il insiste : «Guests are god. Money is not important. You take them!” Je suis vraiment genee et perplexe. En quel honneur me ferait-il cadeau de ces soieries luxueuses? Je repete que je n’ai pas les moyens d’acheter de telles pieces, dont je sais qu’elles ont une grande valeur, et que je regrette, mais ne peux pas accepter. « Donnez ce que vous voulez, ce sera parfait ! » repond-il alors, apres avoir deja emballe l’echarpe dans un sac en plastique et l’avoir poussee vers moi. Le tout est fait avec une telle onctuosite, des formes si sinueuses, que l’on se sent vraiment accule et je pense que si j’en avais eu les moyens, j’aurais a ce moment-a achete l’echarpe, pour un prix eleve, car cette facon de dire au client « donnez ce que vous voulez » apres lui avoir dit le prix de l’article, vous met pratiquement dans l’obligation de payer le prix fort, puisque vous ne pouvez pas marchander ! Qu’est-ce que j’imaginais ? Je me trouve dans le salon d’un gros commercant de soie de Benares, dans un quartier de marchands qui pratiquent des techniques de vente aussi anciennes qu’elaborees. Ce repas n’avait pas pour but de me faire gouter la cuisine de la femme fantome mais de me faire acheter des pieces tres cheres... Je reitere mes excuses, et comme il s’avere que le repas, la soiree et la vente avortee ont assez dure, je prends conge et repars avec Krishna et Sanjay. Il n’est que 20h30 mais j’ai l’impression qu’il est deja tres tard. La vieille ville prend un tout autre visage de nuit. Les boutiques sont illuminees et les facades sombres, decaties s’effacent. Bien qu’elles aient l’air aussi vieilles que l’humanite, les maisons de Benares sont rarement vieilles de plus de deux siecles. Mais elles sont si etroitement accolees, et construites de guingois, avec des couleurs usees, et elles sont impregnees de tant de vies, qu’elles ont l’air d’appartenir a un autre espace-temps.
En retournant vers les ghats, nous passons devant un temple dedie a Kali, une deesse tantrique sombre qui attise des forces mouvementees, tout en apportant lumiere et clairvoyance. La metaphysique hindoue est toute en apparents paradoxes, mariant les contraires et associant des caracteres opposes dans des dieux aux formes multiples. J’ai achete un livre sur les dieux et deesse hindous, et un autre sur Shiva, le plus puissant des dieux hindous, et celui auquel Varanasi est consacree. Cette ville est l’endroit ideal pour acquerir quelques bases en religion hindoue. Dans le temple de Kali, ou nous penetrons apres avoir enleve nos chaussures, une ceremonie bat son plein. Dans l’entree, ou se tiennent une vingtaine de fideles, un homme frappe deux tambours, et un homme et une femme font tinter de grosses cloches de bronze. Devant eux, des grilles peintes en rouge s’ouvrent sur un petit espace ou un homme et une femme se faisant face tapent a tour de bras sur des cercles de metal. Une autre femme tape sur une cloche suspendue au-dessus d’une porte rouge entrouverte, derriere laquelle une silhouette agite en rythme une touffe blanche qui ressemble a une queue de boeuf. Le rythme est basique mais frenetique, le son assourdissant. Pres des tambours, un fidele danse, extatique. J’ai la sensation que les cloches et les tambours resonnent dans tout mon corps et entrainent les battements de mon coeur a suivre leur rythme. La couleur rouge, les percussions, produisent un effet tres primitif et tres efficace. Comme toutes les experiences qu’offre cette ville, cette incursion dans une ceremonie dediee a Kali est bouleversante. Cela remue tous les sens.
Le retour a Raul’s Guest House, en rickshaw, accompagnee de Krishna, se revele penible mais amusant. Ce petit freluquet de 22 ans deploie des techniques de flirt qui me feraient franchement rire si je n’etais deja quelque peu agacee de sa compagnie ( tout en sachant qu’il est preferable de me faire raccompagner plutot que de rentrer seule a l’hotel). J'ai l'impression d'etre assise a cote d'un mauvais acteur de Bollywood, qui debite des poemes a l'eau de rose, pendant que le rischshaw cahote sur la route inegale.
Enfin, je me retrouve dans ma chambre, apres avoir souhaite fermement une bonne nuit a Krishna, et, alors que je pousse un soupir de soulagement et m’apprete a regarder les photos que j’ai faites dans la journee, je decouvre avec horreur que mon appareil photo numerique n’est plus dans mon sac. Et me rappelle distinctement l’avoir oublie chez Ahmad, a l’endroit ou j’etais assise pendant le repas. Je me sens stupide (une fois de plus) et surtout, plus qu’inquiete, je m’en veux d’avoir ete si negligente. La soie m’a tourne la tete... Du coup je vais devoir retourner au magasin de soie des deux comperes, et me refaire accompagner chez Ahmad...
Des mon reveil, le lendemain, je me rends au magasin et trouve Sanjay au reveil. Il telephone a Ahmad, qui rappelle un peu plus tard en disant qu'il a trouve mon appareil. Mon soulagement est a la mesure de la frayeur que j'ai eue la veille. Nous retournons donc chez Ahmad, et en chemin j'achete un assortiment de patisseries a offrir a sa femme invisible. Au moins je ne me presenterai pas chez eux pour la troisieme fois en deux jours, les mains vides. Des que nous franchissons le seuil de sa porte, il me tend mon appareil photo. Le petit cadeau pour sa femme le prend un peu de court, et apparemment cela vaut une visite des toits de sa demeure. Le maitre des lieux nous precede dans les larges escaliers qui montent a la terrasse, au 8e niveau. Nous avons une vue sur les toits de Varanasi a 360 degres. Des rouleaux de soie posent des couleurs vives sur les terrasses. Ahmad a un pigeonnier, et il joue avec son fils. Nous attendons un petit moment, puis un the nous est servi.
Enfin, sa femme apparait, cachant un sourire intimide derriere son voile. C'est une jolie jeune femme au teint clair et aux yeux noirs. Je la remercie pour le repas de la veille. Elle sourit mais ne dit rien, et se detourne rapidemment. J'imagine que ma visite matinale a sa demeure, un samedi, ne correspond a aucune etiquette. Cette etrangere, avec des gateaux, sur sa terrasse, doit lui sembler totalement incongrue.
Je repars avec mon appareil, et me promets de faire desormais TRES attention a ne rien oublier derriere moi, quand bien meme je serais ensevelie sous une montagne de soie.